À l’heure où les drones font régulièrement l’actualité et sont en voie de se multiplier dans l’espace aérien, il est bon de prendre un peu de recul et de se poser quelques questions élémentaires mais néanmoins importantes : qu’est-ce qu’un drone, au juste, et quelles en sont les implications sur notre quotidien ?
Ces questions sont finalement plus complexes qu’il n’y paraît. Si l’on s’en tient à sa simple définition, un drone est un aéronef sans pilote qui peut voler de façon autonome, c’est-à-dire sans personne aux commandes à bord.
Les drones – également désignés par le sigle UAS pour Unmanned Aerial System (système aérien sans pilote, en français) – peuvent varier grandement d’un modèle à l’autre, en termes de taille, de capacité ou de prix. Le marché mondial lié à cette technologie progresse à pas de géant depuis quelques années. Le nombre de centres de développement et de constructeurs d’UAS progresse de 3 % à 7 % chaque année, et les sommes investies mondialement dans la recherche et l’approvisionnement dans le domaine atteignent d’ores et déjà plusieurs milliards de dollars (USD). Compte tenu des sommes colossales investies, il est évident que, dans le monde, cette industrie attire l’attention et les regards, qui se focalisent aussi sur tous les éléments connexes. L’appareil lui-même n’est pas le seul en jeu ; on s’intéresse aussi à l’aéronef, au poste de commande et au lien de communication.
J’ai eu la chance de m’entretenir avec plusieurs acteurs du marché, notamment le fabricant suisse de drones senseFly, qui m’ont expliqué comment sont utilisés les UAS actuels, les difficultés rencontrées pour rendre plus efficace encore cette technologie et les tendances qui se profilent du côté de la normalisation et du secteur lui-même.
Rien à craindre ?
Le mot « drone » peut avoir toutes sortes de connotations affectives et, principalement pour les néophytes, susciter un sentiment de peur assez injustifié. Nous avons pratiquement tous vu dans les médias des images de drones militaires utilisés à des fins d’espionnage ou de destruction de cibles matérielles ou humaines. Les drones sont beaucoup plus que de simples équipements à vocation militaire et, souvent, ils ne méritent pas d’être aussi mal perçus. Les préjugés tomberont quand les nombreux intérêts des drones, pour l’économie et pour le bien commun, seront mieux compris.
Prenez par exemple la technologie des produits senseFly. En 2001, une équipe de chercheurs en robotique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse, a commencé à étudier les stratégies de contrôle et de navigation des insectes volants. Les premières recherches ont permis le développement d’un pilote automatique intégré utilisant des stratégies de contrôle intelligentes similaires à celles des mouches et des abeilles
La société senseFly a lancé peu après sa création, fin 2009, son premier produit sur le marché – une aile volante munie d’une caméra appelée « swinglet CAM ». Depuis 2012, senseFly a rejoint le Groupe Parrot, où elle continue à défricher le terrain des mini-drones pour la cartographie et les applications de systèmes d’information géographique (SIG). Les drones de senseFly sont utilisés par un large panel de professionnels d’horizons divers : non seulement dans le domaine de l’arpentage et des systèmes SIG, mais aussi pour l’agriculture, l’aide humanitaire, la conservation, l’exploitation forestière, la recherche scientifique, etc.
« En somme, explique Jean-Christophe Zufferey, PDG et cofondateur de senseFly, nos solutions offrent à nos clients la possibilité d’améliorer leur productivité et d’être plus performants dans leurs métiers, qu’il s’agisse de réduire les risques que pourrait courir un arpenteur sur un site minier, de fournir à une ONG des données plus précises et plus exploitables, ou de permettre à ceux qui cultivent nos aliments de base de mieux répondre à la demande mondiale croissante. »
L’agriculture est peut-être le marché émergent qui présente le potentiel le plus fascinant. Les drones permettent aux agriculteurs, aux coopératives agricoles et aux fournisseurs de service comme les ingénieurs agronomes de créer des « cartes de réflectance » des cultures. Grâce à ces cartes, ils peuvent repérer les zones où les cultures poussent mal – en raison de maladies ou d’un manque d’irrigation – et, par conséquent, optimiser les traitements et améliorer les rendements.
La normalisation apparaît clairement comme un enjeu majeur de notre époque.
Pour senseFly, les applications d’imagerie aérienne comme eBee Ag promettent de rapporter gros. Le modèle eBee Ag est un mini-drone de cartographie qui peut prendre des photos aériennes sur plus de 1 000 ha en un seul vol automatisé. Ces images sont ensuite transformées en orthoimage (mosaïque de photographies) haute résolution (cartes 2D) grâce au logiciel de traitement de l’image du drone avant l’application d’algorithmes spécifiques, comme l’indice de végétation par différence normalisé (NDVI), pour créer la carte de réflectance finale qu’un professionnel pourra utiliser pour identifier les zones de culture qui nécessitent un traitement ou un examen plus poussé.
« Nos drones senseFly sont rapidement devenus des outils incontournables. Leur déploiement est très rapide et ils permettent de survoler des sites entiers – parcs éoliens, barrages, sites historiques ou festivals de musique – en un temps record », explique Mark Entwistle, Directeur général de KaarbonTech, un exploitant de drones basé au Royaume-Uni. « Avec nos drones, nous pouvons produire des orthoimages très précises et des modèles d’élévation exacts de manière plus économique que les levés topographiques aériens classiques, et plus rapidement qu’avec les méthodes d’arpentage. »
L’état de la réglementation
Même si de telles applications montrent toute la valeur et les promesses de la technologie des drones, des inquiétudes se font jour quant à l’usage incontrôlé des UAS dans les agglomérations, près des aéroports ou d’autres sites où ils peuvent être perçus comme des éléments perturbateurs.
Les réglementations sont-elles cohérentes dans le monde entier ? En un mot, non. À l’heure actuelle, les règles relatives à l’exploitation commerciale des UAS varient beaucoup d’un pays à l’autre. Dans certains pays comme la France, la Suisse, le Canada et le Royaume-Uni, il existe déjà des réglementations précises spécifiant le pilotage à vue et en zone non habitée, le poids maximal de l’aéronef et, souvent, la hauteur limite de vol.
Dans la plupart des pays qui ont légiféré sur la question, il est interdit de survoler des foules ou des zones densément peuplées avec des drones. Il est néanmoins permis aux professionnels d’utiliser les drones pour récolter des données géographiques de haute précision et ainsi prendre des décisions mieux informées. Le nouvel usage des drones pour obtenir des informations géographiques supplante peu à peu les méthodes traditionnelles basées au sol, qui sont bien plus lentes, quand elles ne sont pas dangereuses. Les drones peuvent « combler le fossé » entre ces méthodes de levé terrestres et des solutions à plus grande échelle comme les prises de vues aériennes ou les images satellites – ces dernières pouvant s’avérer coûteuses, sensibles à la couverture nuageuse et, souvent, dans le cas des satellites, donner des images de faible résolution.
Dans d’autres pays, où l’utilisation des drones n’est pas encore réglementée, certains gouvernements en ont rigoureusement interdit l’utilisation alors que d’autres n’ont statué dans aucun sens. Toutefois, vu l’ampleur que prend le marché et la vitesse à laquelle les choses évoluent, sans compter la compréhension croissante de la société et des gouvernements des avantages que peuvent présenter les drones, ces différentes situations réglementaires sont amenées à évoluer rapidement.
D’après Cortney Robinson, Directeur, Infrastructure de l’aviation civile, à l’Aerospace Industries Association, États-Unis, et nouveau Secrétaire de l’ISO/TC 20/SC 16, Aéronautique et espace – Aéronefs sans pilote, l’élaboration et la mise en place des politiques et des infrastructures appropriées représentent l’aspect le plus problématique de cette technologie. « Pour les drones, le mieux serait une infrastructure de communication, de navigation et de surveillance satellitaire et numérique, c’est pourquoi l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et les principaux prestataires de services de navigation aérienne, dont la FAA (Federal Aviation Administration) aux États-Unis, orientent l’élaboration de Normes internationales vers une transformation des drones en investissant dans des infrastructures comme NextGen, qui donneront un accès efficient à l’espace aérien à tous les utilisateurs sans compromettre la sécurité. »
Cartographier les complexités
Le nombre de centres de développement et de constructeurs d’UAS augmente de 3 % à 7 % chaque année.
Comment les normes peuvent-elles précisément aider ? Au vu de l’augmentation de la demande de drones civils et de la variété croissante des usages publics et privés qui en sont faits, la normalisation dans le domaine des UAS apparaît clairement comme un enjeu majeur de notre époque.
La tendance, chez les utilisateurs, est, comme nous l’avons déjà dit, de mettre à profit les UAS pour d’autres activités que l’agriculture. Le contrôle des frontières, l’exploitation forestière, l’analyse des eaux et des pêches, la surveillance des oléoducs et des gazoducs, les opérations de recherche et de sauvetage, le repérage et la cartographie de catastrophes d’origine naturelle et humaine, la régulation du trafic routier et autoroutier sont quelques-uns des autres enjeux et opportunités qui sont associés à la technologie des UAS, et c’est également la raison pour laquelle il est temps de prendre toute la mesure de son potentiel.
La situation est d’autant plus compliquée qu’il existe pour toutes ces activités de nombreux types d’aéronefs sans pilote, pour pratiquement toutes les hauteurs et de dimensions très variables. Comme il n’y a pas de normes, de règles ou de législations uniformes concernant la conception des protocoles de communication, la navigation et les commandes, et compte tenu de la cohabitation, dans le même espace aérien, d’appareils avec pilote, sans pilote et pilotés à distance, il est extrêmement compliqué d’exploiter les UAS autour des aéroports et des zones résidentielles. Se posent également des questions de sécurité et de compatibilité. Compte tenu du peu de normes existantes, les complexités inhérentes à la création de systèmes sophistiqués sans pilote représentent un défi de taille.
Cortney est toutefois convaincu que les opportunités sont nombreuses, sur le plan technique. Cela bénéficiera aux réglementations encore manquantes. Et si la tendance se confirme, la situation ne pourra que se compliquer davantage.
« Les Normes internationales jouent un rôle essentiel dans la création de ce marché commercial mondial qui fait l’objet d’une large publicité. Il est fondamental que ces normes établissent un espace aérien harmonisé à l’échelon mondial laissant une place aux drones de manière à accroître les débouchés commerciaux, sans pour autant en compromettre la sécurité et l’efficacité », déclare Cortney.
Les parties prenantes et les entreprises comme senseFly qui évoluent dans ce secteur ont un rôle important à jouer dans la définition de normes, de lignes directrices et de protocoles d’application pertinents qui amélioreront l’intégration des données récoltées par les UAS dans le flux de travail de l’agriculture de précision mais aussi dans bien d’autres domaines. Le retour d’information précieux qu’apportent les normes aidera également senseFly, comme d’autres fabricants d’UAS, et les entreprises de cette chaîne d’approvisionnement à améliorer encore cette technologie en fonction de l’évolution des besoins de l’industrie – preuve que les normes stimulent l’innovation.
Pour résumer, Jean-Christophe et Cortney reconnaissent tous deux la complexité des UAS et soulignent que les enjeux inhérents à cette technologie nécessitent un examen approfondi. « La création, par l’ISO, d’un sous-comité spécialement consacré aux UAS est une avancée considérable, explique Jean-Christophe. Cela devrait aider le public à mieux comprendre et à mieux apprécier l’intérêt commercial de la technologie des drones. Ce travail de sensibilisation ne pourra qu’aider les réglementations futures. »
La prochaine frontière
Alors, quelles sont maintenant les prochaines étapes ? Tout d’abord, il est important de reconnaître l’énorme potentiel du vol autonome, et l’intérêt que peut, sur la durée, présenter la technologie des drones pour le monde. Cet impact positif ne fera que croître, car de plus en plus de professionnels prennent conscience des avantages que procurent les drones, et les gouvernements n’ont de cesse de mettre en place des réglementations concrètes qui intègrent ce type d’engins en toute sécurité dans les espaces aériens nationaux.
Pour ce qui est des prochaines étapes pour la normalisation, nous devons également garder à l’esprit certaines priorités. « Il convient d’adopter une approche fondée sur les risques et de mettre en balance les applications les plus bénéfiques et le risque d’exploitation », explique Cortney. « C’est le moyen le plus sûr d’assurer la sécurité de cette nouvelle technologie. Aux États-Unis, l’industrie cinématographique a bien montré en quoi il est plus sûr de remplacer les hélicoptères par des drones sur les tournages. Bien sûr, le survol de personnes n’est pas sans risque, mais la décision de la US Federal Aviation Administration (FAA) d’alléger les restrictions relatives à l’utilisation de drones en Arctique est un bon début. »
ll est crucial d’élaborer des normes dans deux domaines : la technologie « DAA » (detect and avoid) et la technologie « C2 » (command and control). La DAA permet au pilote de maintenir une distance de sécurité entre l’UAS et un autre aéronef, et est indispensable pour passer du pilotage à distance au pilotage entièrement automatisé. La C2 porte sur l’utilisation du spectre des radiofréquences pour sécuriser le vol. Des progrès ont été réalisés dans ces deux domaines, et une initiative a été lancée en vue d’obtenir de l’Union internationale des télécommunications (UIT) l’attribution de fréquences pour des activités au-delà de la portée optique au moyen du service fixe par satellite (SFS).
Quelle que soit l’approche qui sera adoptée pour concevoir des Normes internationales en phase avec les réglementations nationales, il est certain que la libération du potentiel des UAS sera bientôt le sujet le plus controversé dans les secteurs des technologies et de l’aviation. Mais l’heure tourne et les efforts déployés pour stimuler l’innovation tout en promouvant la sûreté et la sécurité devraient finir de convaincre le public, permettant ainsi d’inscrire durablement les drones dans le paysage aérien.