Le changement n’a rien de nouveau. En 1964, Bob Dylan, Prix Nobel de littérature, chantait déjà « The times, they are a-changin’1)… ». La différence, aujourd’hui, tient au rythme du changement. Dans un ouvrage intitulé Merci d’être en retard, Survivre dans le monde de demain2), Thomas Friedman considère que le monde est à la croisée des chemins. Selon lui, les technologies, la mondialisation et le changement climatique transforment nos institutions, et à toute allure. Comme son sous-titre anglais l’indique, nous sommes à « l’ère des accélérations » et il nous faut donc garder le rythme ou risquer d’être laissés à la traîne.
Compte tenu des idées de Thomas Friedman sur les « accélérations » de l’évolution technologique et les profondes perturbations qu’elles occasionnent, il semble logique de s’interroger sur l’impact sur « l’institution de la normalisation ». Premièrement, quelle est la vraie place des normes internationales dans l’économie mondiale actuelle ? Deuxièmement, une collaboration transversale entre organisations offre-t-elle des indices sur la nature et l’impact du commerce mondial ?
Pour répondre à ces questions, il faut garder à l’esprit que, comme jamais auparavant, la mondialisation connecte les économies et les cultures partout dans le monde. La mondialisation est l’un des moteurs de « l’ère des accélérations » selon Thomas Friedman, mais elle n’a pas de sens en l’absence de normes internationales. Quel est l’intérêt de mondialiser si vous ne pouvez pas vous reposer sur des normes lorsque vous commercez au niveau planétaire ?
J’ai posé cette question à Erik Wijkström, Conseiller auprès de la Division du commerce et de l’environnement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et à Paramita Dasgupta, Practice Manager au sein du pôle Commerce et compétitivité pour l’Asie au Groupe de la Banque mondiale. Nous avons également discuté de l’impact de ces changements sur les normes internationales et du rôle de ces dernières pour notre avenir économique.
« Fabriqué dans le monde »
À chaque instant de notre vie, nous sommes entourés d’indices attestant les changements radicaux décrits par Thomas Friedman dans son ouvrage. Aujourd’hui, les entreprises répartissent leurs activités à travers le monde, de la conception du produit à la fabrication des composants, l’assemblage et la commercialisation, créant ainsi des chaînes internationales de production.
Un nombre croissant de produits peuvent être estampillés « Fabriqué dans le monde » plutôt que « Fabriqué au Royaume-Uni » ou « Fabriqué en France ». La mondialisation connecte les économies et les cultures du monde entier. Une voiture vendue au Canada peut, par exemple, avoir été conçue en France avec des pièces venant d’Australie. Un pantalon vendu au Royaume-Uni peut être fabriqué à partir de coton sud-africain par des ouvriers en Thaïlande.
La nature des échanges commerciaux mondiaux évolue à nouveau. Selon M. Wijkström, « dans un monde où les droits de douane baissent, tout comme les coûts de transport, la structure des échanges a évolué, la production est devenue plus fragmentée et disséminée, les pièces et composants des produits sont fabriqués dans plusieurs pays, par différentes entreprises, avant d’être assemblés en un produit fini à destination du consommateur – il s’agit d’une configuration souvent désignée par l’expression « chaînes de valeur mondiales ».
Il fait valoir que cette tendance rend le recours aux normes internationales d’autant plus important. La conformité vis-à-vis de ces normes « est un gage de confiance vital pour les acheteurs comme pour les vendeurs tout au long de la chaîne de valeur quant à la compatibilité et à la sécurité des intrants », ajoute-t-il.
Les succès ou les échecs enregistrés ici ou là ont une incidence sur les personnes partout dans le monde. Cette interdépendance a donc de profondes conséquences pour les normes internationales. La vraie révolution intervient cependant lorsque le recours à ces dernières gagne du terrain au niveau des échanges mondiaux.
M. Wijkström indique que l’omniprésence des normes est telle que le meilleur moyen d’expliquer leur utilité est souvent de signaler les problèmes qui surviennent en l’absence de normes. Imaginons, par exemple, des prises inutilisables, un bourrage de papier dans une imprimante, des ordinateurs portables dotés de types de ports différents pour les clés USB, ou des cartes de crédit de tailles différentes.
À ses yeux, l’évolution de la structure du commerce mondial amplifie l’importance de ces problèmes. « Une absence de droits de douane n’est d’aucun soutien si le produit commercialisé n’est pas « compatible » avec une autre pièce d’équipement ou composante, ou si l’on n’a pas la certitude que le produit est sûr ou de qualité suffisante. »
Défis et obstacles
Tout n’est pas tout rose pour autant. Bien que la libéralisation des échanges ait contribué à faire baisser les droits de douane imposés au commerce international, l’importance des mesures non tarifaires a augmenté dans les pays à travers le monde. Comparées aux droits de douane, ces mesures sont parfois moins transparentes et ont souvent des effets ambigus sur le commerce. Cela étant, les législations, les réglementations, les politiques ou les pratiques publiques peuvent être parfaitement justifiées – comme celles qui limitent les résidus de pesticides dans l’alimentation (sécurité des denrées alimentaires) ou les éléments toxiques dans les jouets (santé des enfants). Les règles de l’OMC visent à réduire autant que possible les mesures qui empêchent indûment l’accès au marché, tout en ne minimisant pas celles qui permettent d’atteindre les objectifs des politiques publiques.
Le Comité de l’OMC sur les obstacles techniques au commerce (Comité OTC) s’est récemment intéressé à la manière de démontrer la conformité aux normes, ce qui a permis selon M. Wijkström de « souligner les difficultés liées aux obstacles non tarifaires ». Dans la pratique, ajoute-t-il, il pourrait s’agir de supprimer les mesures qui exigent trop de paperasserie ou de temps d’attente aux frontières (Accord sur la facilitation des échanges), d’éviter une duplication des exigences en matière d’essais (Accord sur les obstacles techniques au commerce), ou de veiller à ce que les limites applicables aux résidus de pesticides ne soient pas fixées de façon arbitraire, mais reposent sur des données scientifiques valables (Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires).
Seulement voilà, avertit M. Wijkström, une incapacité à démontrer la conformité aux exigences des normes et réglementations peut devenir un obstacle majeur pour les entreprises désireuses de participer au commerce international car elle « déconnecte » les participants des chaînes de valeur. « Les plus petits intervenants (PME des pays en développement) sont particulièrement vulnérables. Pour eux, le coût de mise en conformité ou de démonstration de la conformité – ou simplement d’obtention d’informations sur les exigences des marchés étrangers – peut être d’un niveau insupportablement élevé. »
Pour résoudre ce problème, l’OMC, le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (ONU DAES) et le Centre du commerce international (ITC) ont uni leurs forces et viennent de lancer un nouveau dispositif d’alerte appelé ePing, destiné à aider les parties prenantes (pouvoirs publics, industries, PME et la société civile) à suivre l’évolution des prescriptions relatives aux produits sur les marchés étrangers.
C’est aussi la raison pour laquelle l’OMC préconise le recours aux normes internationales. « En effet, les disciplines de l’OMC encouragent vivement l’utilisation de normes internationales pertinentes car celles-ci peuvent fournir une base solide pour aligner la réglementation publique et, de surcroît, représentent souvent un degré élevé de consensus sur la manière de gérer des problèmes techniques spécifiques de façon efficace (et souvent moins restrictive pour le commerce) » conclut M. Wijkström.
L’évolution des fondements sous-jacents de l’économie moderne justifie clairement le rôle majeur que les normes internationales sont appelées à jouer en vue de promouvoir un développement durable et inclusif, en s’attaquant aux inégalités et en aidant à relever certains des plus importants défis sociaux et environnementaux ciblés par les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies.
L’optimisme prévaut
Pour comprendre la prochaine phase du commerce mondial, il importe en premier lieu de comprendre l’aide que peuvent apporter les normes internationales. Paramita Dasgupta indique que les normes font partie intégrante du commerce international, et que le commerce est une composante essentielle de la croissance économique.
« Les normes renforcent la confiance dans la qualité et la sécurité des produits commercialisés (en particulier ceux venant des pays en développement) en démontrant qu’ils respectent un certain nombre d’exigences. Elles contribuent également à créer des règles du jeu équitables sur des questions environnementales, à protéger les consommateurs contre des pratiques dommageables, et à permettre aux petites et moyennes entreprises de rivaliser à l’international en facilitant la diffusion des technologies et des meilleures pratiques. »
Selon Mme Dasgupta, la communauté internationale s’est engagée à s’attaquer aux obstacles compromettant l’accès au marché de façon durable et systématique. L’ODD 17 sur le renforcement du Partenariat mondial pour le développement durable inclut, par exemple, l’engagement d’accroître les exportations des pays en développement et d’améliorer l’accès au marché des exportations des pays les moins développés. À mesure que cela se produit, ajoute-t-elle, certaines des cibles de l’ODD 17 liées au commerce entraînent ou présupposent l’achèvement du Programme de Doha pour le développement, un cycle de négociations commerciales de l’OMC dont l’un des principaux objectifs est d’améliorer l’accès au marché pour les exportations des pays en développement.
Le recours aux normes internationales pour façonner notre réponse aux ODD au sein de notre économie interconnectée pourrait s’avérer la meilleure décision jamais prise par le monde. En particulier, si la collaboration internationale sur les ODD porte ses fruits, les membres les plus marginaux de la société en profiteront. Tout le monde profite du succès.
L’importance de l’adoption de normes à différents niveaux n’est plus à démontrer, estime Mme Dasgupta. « Les normes internationales ont un impact significatif en ceci qu’elles soutiennent une croissance économique durable, aident à fournir de bonnes pratiques réglementaires, et favorisent un commerce international ouvert en éliminant les obstacles techniques – autant de priorités absolues du Groupe de la Banque mondiale. »
Elle poursuit en indiquant que, dans notre monde en rapide évolution, y compris celui des normes, les partenariats sont essentiels pour des organisations telles que l’ISO. Ils permettent de s’adapter aux problèmes d’accès au marché. « Le partenariat entre le Groupe de la Banque mondiale et l’ISO constitue un excellent exemple car il offre à nos clients un accès à l’expertise technique de l’ISO. Nos priorités communes incluent des activités d’analyse, une assistance technique, des formations et des manifestations conjointes », ajoute-t-elle.
Le Groupe de la Banque mondiale considère aussi la collaboration avec le secteur privé comme centrale pour la feuille de route de la normalisation. La manière dont les partenaires de développement conçoivent et mettent en œuvre les activités destinées à aider les entreprises des pays en développement à utiliser les normes pour leur permettre de participer au commerce, est en train d’évoluer. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que les partenariats publics-privés ne sont plus une option, mais bien essentiels.
L’avenir
Un monde où il existe des obstacles aux échanges commerciaux n’est évidemment pas voué à la fin de ces échanges. Comme le souligne Mme Dasgupta, cette situation appelle plutôt de nouvelles alliances entre les institutions et des collaborations internationales. Transformer l’ordre du jour prometteur du monde en un réel accomplissement imposera à la communauté mondiale d’aller de l’avant. En d’autres termes, le succès reposera sur les partenariats.
Nous profitons tous d’échanges commerciaux équitables et ouverts. Nous profitons tous des normes internationales, essentielles pour la croissance économique et le développement durable dans un monde de plus en plus étroitement lié. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas parfait, mais il est perfectible. L’histoire nous montre que, sur le long terme, nous avons collectivement permis le progrès et le changement.
Ensemble, nous pouvons réduire les obstacles au commerce et créer un environnement commercial et d’investissement plus stable et transparent, et ainsi opérer un réel changement pour nos peuples et pour le monde. Les normes internationales seront un paramètre de plus en plus important de notre économie future. Nous devons travailler ensemble pour garder le rythme et pour que personne ne soit laissé à la traîne…
1) « Il faut croire que les temps changent », NDT.
2) Titre original: Thank You for Being Late: An Optimistʼs Guide to Thriving in the Ages of Accelerations.