« Si tu veux aller vite, pars seul. Si tu veux aller loin, pars accompagné » souligne Doulaye Koné en citant un proverbe africain. Il parle avec calme mais conviction de sa propre mission : sauver des vies grâce à l’ingénierie. Originaire de Côte d’Ivoire, Doulaye préside l’ISO/PC 305, un comité de projet qui illustre exemplairement en quoi les normes et l’innovation vont de pair.
Le comité s’attache à établir les exigences applicables à la prochaine génération de systèmes d’assainissement durables. L’objectif est de réinventer les toilettes. « Nous sommes allés sur la lune et nous avons de véritables ordinateurs dans nos poches, mais nos toilettes n’ont pas évolué depuis deux cents ans » relève Doulaye. Cet objectif ambitieux qui consiste à stimuler l’innovation au travers de normes, on le doit à une demande de la Fondation Bill & Melinda Gates, pour laquelle travaille Doulaye. Comment l’histoire a-t-elle commencé ? Et pourquoi la Fondation Gates s’est-elle tournée vers l’ISO ?
ISOfocus : Pourquoi la Fondation Gates se préoccupe-t-elle des toilettes ?
Doulaye Koné : La Fondation Gates est un organisme philanthropique. Son objectif est de réduire la pauvreté dans le monde et de faire en sorte que les enfants aient des chances égales pour avancer dans la vie. Une des façons d’y parvenir implique d’éradiquer les maladies mortelles.
Certains de ceux qui lisent ces lignes auront peut-être de la peine à croire que les mauvaises conditions sanitaires sont encore une importante source de maladies. Il nous semble parfaitement normal d’avoir des WC à chasse d’eau, or, selon les Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), plus de 800 000 personnes, dont beaucoup de jeunes enfants, meurent chaque année faute de conditions sanitaires adéquates. C’est une réalité déjà dramatique en soi, mais les conséquences vont encore plus loin. La Banque mondiale estime que les mauvaises conditions sanitaires coûtent des milliards pour certains pays et ont un impact significatif sur la croissance économique. À titre d’exemple, l’insuffisance des services d’assainissement coûte chaque année l’équivalent de 6,3 % du PIB au Bangladesh, 6,4 % du PIB en Inde, 7,2 % du PIB au Cambodge, 2,4 % du PIB au Niger et 3,9 % du PIB au Pakistan.
Quelles sont les solutions ?
Les WC traditionnels à chasse d’eau et système de tout-à-l’égout ont, comme vous le savez, été inventés il y a deux cents ans. Ils ont aidé à sauver des vies et à accroître l’espérance de vie dans les pays industrialisés, comme l’ont reconnu les résultats d’un sondage international mené en 2007 par le BMJ (ancien British Medical Journal). Mais cette technologie n’a pas changé depuis deux siècles et ce type de sanitaire n’est plus suffisant. Pour de nombreuses régions en développement, c’est une solution irréaliste et trop coûteuse à long terme. Pourquoi ? En premier lieu, parce que l’eau est rare et, en second lieu, parce qu’il faut de l’énergie pour collecter et traiter l’eau et l’amener dans les foyers. L’eau et l’énergie sont deux ressources chères : gaspiller six litres d’eau chaque fois que l’on tire la chasse est un luxe. Et le problème ne s’arrête pas là. Le traitement des eaux usées est indispensable pour protéger l’environnement et le coût énergétique en est lui aussi très élevé. Il est temps de repenser le système.
C’est précisément ce à quoi nous travaillons à la Fondation Gates. Nous pensons qu’il y a moyen de mettre sur pied un nouveau modèle de service, un nouveau secteur apte à fonctionner hors réseau et sans égouts. Nous travaillons avec des partenaires pour développer et tester une série de technologies, d’activités et de modèles de service. Mais ces solutions ne fonctionneront qu’avec un nouvel entreprenariat et avec les politiques et les règlements adéquats à l’échelle nationale et locale.
Pourquoi la Fondation Gates a-t-elle fait appel à l’ISO ?
Avant de nous adresser à l’ISO, pendant près de cinq ans, j’ai travaillé avec des partenaires, dans le cadre de la Fondation Gates, à la mise au point de nouvelles technologies de traitement des eaux usées capables de fonctionner hors réseau. Nous ne cherchions pas simplement une solution de rechange, il fallait quelque chose de mieux – des sanitaires décents, sans danger pour l’environnement et aussi confortables que les systèmes en place. Pour étudier la possibilité d’en éliminer les odeurs, nous avons même établi un partenariat avec l’un des plus grands fabricants de parfum.
Le résultat ? Nous avons découvert qu’il est possible de créer ces toilettes de nouvelle génération. La réponse a été positive et nous travaillons maintenant à faire en sorte que ces toilettes soient utilisées à grande échelle. Mais nous ne représentons pas la communauté mondiale et nous n’établissons pas les règles qui peuvent veiller à ce que ces nouvelles technologies soient sûres et offrent une qualité constante pour les utilisateurs. Voilà pourquoi il était nécessaire de travailler avec l’ISO.
Soyons clairs, pour la poursuite de notre projet, nous avions besoin de partenaires capables de réunir les parties prenantes concernées pour définir les règles de cette nouvelle industrie. Avec un réseau et une expertise à l’échelle de la planète, l’ISO est une organisation bien structurée et l’une des meilleures plateformes à cette fin. J’aime vraiment le processus d’élaboration des normes et son mode d’obtention des accords. Il est basé sur le consensus et une approche démocratique où chaque point de vue compte. Nous ne pouvons atteindre notre but en œuvrant seuls de notre côté, il faut que d’autres viennent se joindre à nous. En travaillant ensemble, notre impact pourra être bien plus grand.
Vous présidez maintenant l’ISO/PC 305. Comment êtes-vous arrivé jusque-là ?
Quand j’étais petit en Côte d’Ivoire, mon rêve n’était pas de travailler dans le domaine des sanitaires. J’envisageais de devenir astronaute, ou en tout cas pilote de ligne. J’ai concentré mon énergie à l’étude des mathématiques, de la physique et de la chimie et j’ai bien réussi à l’université. C’est à ce niveau que mon parcours a évolué. La plupart de mes amis étaient à la faculté de médecine et, à travers eux, j’ai appris que dans ma communauté des gens mourraient de maladies évitables comme la diarrhée, le paludisme et la typhoïde.
Pensez au nombre de salles de bains que vous avez chez vous. Pouvez-vous boire l’eau du robinet ? Nos toilettes utilisent cinq, six... voire dix litres d’eau chaque fois que nous tirons la chasse. Dans mon pays, la plupart des gens n’ont pas les moyens de s’offrir un tel luxe. C’est absolument dramatique que des gens meurent faute d’une bonne gestion des déchets humains.
J’ai abandonné mon rêve de NASA pour concentrer mes efforts sur l’ingénierie sanitaire et environnementale, un moyen de sauver des vies grâce à une science que je maîtrisais. Je me suis assez vite retrouvé à la tête d’équipes de recherche et j’ai commencé à travailler à la Fondation Gates, ce qui plus tard m’a amené à l’ISO.
Comment procède le comité pour aborder cette question ?
Les sanitaires autonomes sans réseau sont un nouveau secteur d’activité. Pour que ce secteur puisse se développer, il est nécessaire de disposer de lignes directrices permettant aux innovateurs d’investir leurs ressources intelligemment. La portée de nos travaux ? Nous voulons établir des services ayant les mêmes performances et la même qualité que les solutions classiques, si possible à un prix inférieur. Nous voulons des produits qui pourront servir à tout le monde – utiles aussi bien aux États-Unis qu’au Népal ou au Burkina Faso.
Les solutions disponibles aujourd’hui coûtent cher ; il nous faut des économies d’échelle pour faire baisser les coûts. C’est également à ce niveau que les Normes internationales peuvent aider en établissant les spécifications pour des produits répondant aux besoins d’une vaste population. Une fois que les normes sont adoptées dans les pays, elles permettent à l’industrie de se développer et de mettre en concurrence sur le marché les meilleures innovations et services au prix le plus abordable. Dans les pays industrialisés, un milliard de personnes – et j’en fais partie – utilisent des toilettes qui consomment une grande quantité d’eau et, indirectement, d’énergie. Certaines villes ont déjà commencé à remettre en question la viabilité de tels choix techniques et se penchent sur des approches alternatives et innovantes. Dans les pays en développement, il est possible de venir ainsi en aide à une part importante des 4,5 milliards de personnes qui sont privées de services sanitaires, en leur apportant des solutions autonomes sans égout fonctionnant selon les principes définis dans la norme que notre comité est en train de mettre au point.
L’intérêt progresse rapidement. Il y a dix ans, une conférence ou un atelier sur ce sujet mobilisait à peine une centaine de personnes ; aujourd’hui, nous pouvons compter sur plus d’un millier de participants. Nous devons tirer parti de cette dynamique et de cette volonté d’agir. Les gouvernements de pays comme le Bangladesh, le Burkina Faso, la Chine, l’Inde, le Népal, le Sénégal ou l’Afrique du Sud s’engagent pour soutenir des nouvelles solutions.
J’ai la chance d’assurer la présidence de ce comité. Avant de rejoindre l’ISO, nous ne savions pas si nous serions suffisamment représentés pour résoudre ce défi mondial. Aujourd’hui, 46 pays sont représentés au sein de ce comité, dont le secrétariat est pris en charge conjointement par l’ANSI, membre de l’ISO pour les États-Unis, et l’ASN, membre de l’ISO pour le Sénégal.
Je suis vraiment heureux de voir l’engagement actif et la participation dynamique de pays d’Afrique et d’Asie. Les organismes nationaux de normalisation contribuent beaucoup. Nos experts viennent de tous les domaines, et pas seulement de l’assainissement. Il y a des microbiologistes, qui peuvent parler de la concentration d’agents pathogènes et qui connaissent les différentes solutions disponibles pour assurer la sécurité. Différents secteurs de l’industrie et des milieux universitaires sont également représentés, notamment des fabricants et des facultés travaillant sur les nouvelles technologies. Enfin, y participent aussi des réseaux tels que l’Association africaine de l’eau, qui apporte son expertise des services publics de l’eau et des fournisseurs de services, ou la Toilet Board Coalition, qui rassemble des entreprises intéressées aux questions de l’assainissement autonome. Comme vous pouvez le voir, c’est un groupe très diversifié et les discussions sont toujours riches et animées. Nous espérons que cette norme innovante sera prête en 2018 pour aider à assurer une meilleure santé pour des millions, si ce n’est des milliards, d’êtres humains dans le monde entier.