Par suite de l’interaction des différents hôpitaux, services et médecins, il existe un risque de confusions, auquel s’ajoutent d’inévitables questions de confidentialité. La situation se complique encore du fait de l’accroissement de la mobilité à l’échelle mondiale, qui donne lieu à des migrations d’une ampleur inégalée ayant pour effet de rassembler, dans nos dossiers médicaux personnels, des données relevant d’une multiplicité de législations, de langues, de modes de notation et de systèmes d’assurance. Fort heureusement, un comité technique de l’ISO est spécialement chargé de perfectionner les modes de stockage et de partage de nos informations médicales. ISOfocus a cherché à en savoir plus sur la façon dont la normalisation peut améliorer la communication des informations et les soins aux patients.
Mais d’abord, voici quelques impressions sur le bon vieux dossier papier. Mes souvenirs de la première fois où je suis allé à l’hôpital s’apparentent un peu à un rêve. Autrement dit, il est fort possible que j’aie oublié certains détails et que j’en invente d’autres (la mémoire, comme tous les dossiers, est sujette à l’introduction d’erreurs). Certains souvenirs reviennent cependant avec une grande acuité : l’odeur âcre des solutions désinfectantes, les lignes de différentes couleurs tracées sur le sol pour guider les visiteurs, les infirmières triant un nombre incalculable de fiches patient, la cigarette aux lèvres.
Nous sommes bien loin de nos hôpitaux modernes ; en l’espace de trois décennies, des progrès considérables ont été réalisés dans presque tous les domaines des soins de santé. Toutefois, si les fumeurs sont désormais bannis, on peut encore trouver dans de nombreux hôpitaux des armoires remplies de classeurs renfermant de précieuses données sur les patients.
Une réforme qui tarde à venir
Dans la plupart des domaines où sont traitées des données sensibles ou importantes, nous avons fait le choix d’abandonner le papier. Il n’est plus nécessaire d’avoir des billets de banque pour effectuer un paiement, et nous apprécions de pouvoir monter à bord d’un avion sans billet imprimé. Alors pourquoi le passage aux dossiers médicaux entièrement numériques prend-il autant de temps ?
C’est peut-être parce que le papier joue parfaitement son rôle. Après tout, rien de plus simple que de noter des choses importantes sur une feuille de papier et de la mettre dans une solide boîte métallique (même les hôpitaux les plus modernes sont prêts à utiliser de nouveau le papier en cas de panne des systèmes électroniques). Mais si la dématérialisation des dossiers médicaux tarde davantage que pour d’autres systèmes d’information personnelle, cela tient vraisemblablement à la complexité de la transition. Dans de nombreux domaines où les dossiers et la facturation sont numérisés, les formats postnumériques restent à peu près les mêmes, aucune réelle question d’ordre éthique ne se pose, et la relation avec le prestataire de service demeure la plupart du temps inchangée. Passer au numérique avec nos données médicales, ou à l’informatique de santé comme disent les spécialistes, modifie fondamentalement la façon dont nous consultons les médecins et la façon dont ceux-ci peuvent consulter la plupart des renseignements nous concernant. À terme, ce passage peut même offrir de nouvelles perspectives pour évaluer l’état de santé des patients et leur administrer des soins. Autrement dit, cela change la donne.
Mener une révolution en matière de dossiers
Pour comprendre comment ces changements s’effectuent, ISOfocus s’est adressé à différents experts du comité technique ISO/TC 215, Informatique de santé. Le premier sur la liste est Christian Hay, dont les 20 ans d’expérience des travaux de normalisation dans le domaine des soins de santé englobent les tout débuts de la mise au point du système de code-barres pour les médicaments – qui deviendra plus tard le GS1 –, une participation active à l’élaboration des procédures entre fabricants de produits pharmaceutiques et grossistes, ainsi que l’élaboration de méthodes de facturation utilisables par les caisses maladie.
Pour commencer, j’ai interrogé Christian sur les notions fondamentales. Concrètement, quelle est la définition la plus simple de l’informatique de santé, et à quoi sert-elle ? « Elle englobe tout ce qui concerne l’utilisation des technologies de l’information dans le domaine de la santé », une réponse joliment laconique à la première partie de ma question. « C’est fondamentalement la rencontre des moyens techniques et des systèmes médicaux. »
Rendre la médecine plus sûre et plus efficace
Christian renforce son propos par quelques réflexions concernant son propre domaine d’expertise, la pharmacie et [les] produits médicaux (également le nom du groupe de travail de l’ISO qu’il anime, l’ISO/TC 215/ WG 6). « L’informatique de santé structure et normalise les informations relatives aux produits médicaux. » En fait, comme me le précise Christian, « l’informatique de santé s’applique à toutes les autres parties du processus : surveillance post-commercialisation, aide à la décision clinique, indications et interactions, alertes médicales, remboursement des patients, médecine personnalisée en santé publique, substances contrôlées, etc. »
Pour Christian, l’inévitable abandon du papier présente des « avantages évidents », mais qui ne sont pleinement exploitables que s’« il existe des structures convenues à l’échelon mondial, de sorte à non seulement numériser l’information, mais aussi à assurer son interopérabilité entre différents systèmes ». C’est essentiel pour favoriser les échanges entre pays, régions et langues. « Il y a un énorme besoin de sémantique », ajoute Christian, « qui, en ce qui concerne l’informatique de santé, est en partie comblé par l’ISO/TC 215, ainsi que par d’autres organismes. »
Un langage commun pour communiquer
Nicholas Oughtibridge, quant à lui, m’offre une perspective légèrement différente. Nicholas est un spécialiste chevronné de la normalisation dans le domaine de la santé, dont l’expérience comprend une collaboration avec les « autres organismes » mentionnés ci-dessus, parmi lesquels SNOMED (Systematized Nomenclature of Medicine), la BSI (le membre ISO pour le Royaume-Uni) et le NHS (National Health Service) britannique, où il pilote actuellement la conversion au numérique en qualité de Responsable de l’architecture des données cliniques. Je me concentre sur certaines particularités de son travail. Quels sont les défis associés à la démarche consistant à révolutionner un service de santé publique financé par l’impôt ? Il répond sans hésitation (en normalisateur expérimenté) : « rapprocher les différents acteurs participant au développement des logiciels et gérer les tensions entre les divers besoins, ceux des entreprises et des fabricants, et ceux des personnes qui dispensent les soins ».
Il semble logique qu’avec la possibilité de réaliser des gains d’efficacité et des économies d’échelle, les choses qui fonctionnent moins bien soient mises en évidence. Il existe un fort potentiel d’aggravation des petits problèmes lorsqu’ils sont transposés à une plus grande échelle. Pour preuve, Nicholas m’indique que « si près de 100 % des médecins généralistes se sont totalement convertis au numérique, de nombreux hôpitaux remplissent encore de grandes quantités de documents papier ». Si les médecins généralistes peuvent convenablement mettre en place leurs propres systèmes dans leurs cabinets en trouvant les solutions qui leur conviennent, le défi que pose la transposition à l’échelle nationale consiste en partie à relier les points entre eux.
Information identique, contexte différent
Lorsque je demande à Michael Glickman, qui dirige le cabinet-conseil Computer Network Architects Inc. et préside l’ISO/TC 215, de m’en dire plus sur la notion fondamentale d’informatique de santé, il me répond que celle-ci peut aussi être considérée comme la « science de la calculabilité ». Il explique que « l’informatique permet l’interopérabilité, de sorte que les données recueillies dans un but précis peuvent être exploitées de façon sûre, efficace et pertinente dans différents contextes, tant par des ordinateurs que par des personnes physiques ». En 40 ans, Michael a collaboré avec plus de 600 organismes de santé et 29 systèmes d’échange d’informations médicales. Il a également participé à titre bénévole aux travaux de nombreuses associations professionnelles et organisations élaboratrices de normes sans but lucratif dans le domaine des soins de santé et des technologies de l’information. Ses remarques sont fondées sur une large expérience et, comme je l’évoque plus loin, ouvrent des perspectives qui, me semble-t-il, s’apparentent à une mutation profonde. Par exemple, sera-t-il bientôt possible d’établir un diagnostic et même de décider d’un traitement sur la base d’observations consignées de façon fiable ? Il me semble que les Normes internationales servant à harmoniser la façon dont nous consignons les informations médicales ouvrent aussi la possibilité d’utiliser les données de patients anonymisées pour la recherche. Une telle démarche soulèverait bien entendu d’importantes questions de consentement et de confidentialité, et je demande donc à Michael de préciser comment ces aspects sont pris en compte d’un point de vue normatif. « La sécurité, la sûreté et la confidentialité sont des éléments clés de nos travaux. Nous disposons d’un groupe de travail (ISO/TC 215/WG 4) qui s’occupe exclusivement de ces questions, et ses membres collaborent avec l’ensemble des autres groupes de travail ainsi qu’avec des dizaines d’organisations en liaison, au sein de l’ISO ou de ses partenaires. » C’est rassurant, compte tenu du caractère particulièrement sensible des données médicales.
Garantir la sécurité des données sensibles
Les préoccupations croissantes concernant l’utilisation des données ont débouché sur des dispositions réglementaires telles que le Règlement général sur la protection des données (RGPD, 2016/679) de l’Union européenne, et je suis curieux de savoir comment un tel règlement influe sur l’actuel processus de numérisation des dossiers médicaux. Selon Nicholas Oughtibridge, « la raison d’être du RGPD est de veiller à ce que les gens n’utilisent pas les données d’une manière inopportune », l’une des raisons pour lesquelles ce règlement a été édicté étant que nous traitons aujourd’hui de grandes quantités de données personnelles qui n’étaient tout simplement pas produites auparavant.
Déterminer la façon appropriée de traiter ces données est un défi que l’on comprend mieux lorsqu’il s’agit de données médicales, puisque les professionnels de la santé conviennent que le serment d’Hippocrate va bien au-delà du traitement des éléments physiques des patients dont ils ont la charge. Nicholas poursuit : « L’interopérabilité demeure un problème, et transférer de manière fiable du sens d’un ordinateur ou d’un système à un autre reste le plus grand défi. L’avantage du système ISO est qu’il favorise une large participation, c’est-à-dire que les normes ISO peuvent correctement représenter différentes priorités nationales ou culturelles tout en formant un système cohérent. »
Il faut s’en féliciter. Car, même si je ne suis guère enclin à évoquer ma dernière visite à l’hôpital (en tout cas, j’espère que ce ne sera pas de sitôt), je peux être sûr que les travaux de l’ISO/TC 215 contribuent de façon décisive à en faire une expérience plus concertée. Un jour, les dossiers numérisés seront la norme, et se trouver dans l’obligation de remplir pour la centième fois exactement le même formulaire paraîtra tout aussi incongru que croiser des infirmières cigarette à la main.